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Infiltrer la Légion de la Flamme et saboter l'opération de Gaheron Feu-de-Bael de l'intérieur. J'avais toujours pensé que c'était une mission pour la Légion des Cendres. En principe, cela impliquait d'envoyer un représentant à la Citadelle noire afin de mettre sur pied une opération conjointe, mais l'Imperator Porteruine ne faisait pas confiance à la Légion, à l'époque. Cela n'avait pas changé.
Il ne faisait d'ailleurs confiance à personne.
C'est pourquoi il ne nous envoya que tous les deux, Crecia et moi. Elle me faisait penser à une lame en porcelaine canthienne : la perfection incarnée, capable de tailler n'importe qui en pièces.
D'après Porteruine, Cre convenait parfaitement à cette mission. Ce qu'il voulait dire, c'est qu'il s'agissait d'une femelle. Feu-de-Bael ne s'y attendrait pas. Il ne la soupçonnerait jamais d'être une guerrière de la Légion Sanglante déguisée.
Et l'Imperator avait raison. Bon sang, pensai-je, il a toujours raison. S'infiltrer dans la garnison ne nous posa aucun problème. Il en aurait peut-être été de même pour notre mission, si je n'avais pas passé la plupart du temps à tenter d'éviter de tuer quiconque croisait mon chemin. Ça, c'était difficile.
Crecia se débrouillait mieux que moi. Elle empoisonnait la nourriture, volait des plans, échangeait des lettres d'ordres... La Légion de la Flamme ne remarqua rien. C'est alors qu'une nouvelle nous parvint. Une rumeur incroyable circulait parmi les rangs :
La Légion de la Flamme avait mis la main sur quelque chose et allait l'apporter à notre garnison. Un objet exceptionnel.
Ils avaient trouvé Sohothin.
Je tentai d'en savoir plus, mais fouiner et rassembler des informations, ce n'était pas vraiment mon fort. Voilà ce que nous finîmes par découvrir : la Légion de la Flamme avait envoyé des troupes dans l'Archipel des Îles de Feu à la recherche d'une relique ancienne qui avait appartenu à Rurik, un prince humain. On racontait que c'était leur dieu de la guerre, Balthazar, qui la lui avait offerte.
Lorsque nous apprîmes que l'épée devait quitter notre garnison pour la Montée de Flambecœur, où elle serait livrée à l'Imperator Feu-de-Bael en personne...
Je sus qu'il nous fallait intervenir.
Bien sûr, il m'était impossible de la subtiliser. Je devais faire part de mon plan à ma camarade de la troupe. Le problème, c'était que Cre prenait son infiltration tellement à cœur qu'elle semblait avoir oublié nos liens.
Lorsque je lui expliquai ce que je comptais faire, elle me dit que j'allais me faire tuer et que je la mettrais sûrement en danger elle aussi. Si je me faisais attraper, il ne leur faudrait pas longtemps pour comprendre à quel imperator nous rendions des comptes.
Mais j'étais jeune. Je me refusais à laisser Feu-de-Bael s'emparer de Sohothin, et je ne pensais qu'à...
Bref, j'étais jeune. Ou plutôt, nous l'étions.
Aussi fis-je ce qui, selon moi, était nécessaire. Je tuai les gardes qui protégeaient l'épée et m'en saisis, puis suppliai Crecia de m'accompagner. Peut-être l'envisagea-t-elle. Je ne le saurai jamais, car au lieu de me suivre, elle me planta un couteau d'office dans la jambe pour me ralentir et sonna l'alarme. Plus tard, elle expliqua à Porteruine qu'elle voulait « avoir l'air crédible » auprès de nos cibles.
En tout cas, même si cela eut l'effet escompté, j'eus beaucoup de mal à apprécier la manœuvre. Crecia resta infiltrée des années après ma fuite.
Il m'arrive encore de penser à elle, à ses traits fins et à sa silhouette élancée. La cicatrice qui orne ma jambe me rappelle ce que j'ai fait, et me pousse à me demander si Cre comptait parmi ces « pertes acceptables » dont les professeurs du Fahrar aimaient tant nous parler.
Mais au bout du compte, Sohothin était à moi.
C'était tout ce qui m'importait.
L'Imperator Porteruine ne fut pas très content d'apprendre que j'avais révélé mon identité, mais quand il comprit que j'avais volé l'arme secrète de Feu-de-Bael, son humeur s'en trouva considérablement améliorée.
Maintenant que j'étais de retour au sein de la troupe de Stone, Porteruine décida de nous mettre en première ligne lors de la prochaine grande attaque. Sohothin et moi serions tout devant.
Il tenait à ce que la Légion de la Flamme voit son précieux artefact aux mains de l'ennemi.
À ce qu'elle voit ses propres éléments anéantis par sa puissance.
Il voulait la voir craindre le feu.
Et elle fut terrifiée : bataille après bataille, Sohothin fendait les lignes ennemies. J'avais beau tomber sous leurs flèches, leurs lames et leurs sorts... Je me relevais systématiquement.
Ma légende grandissait, et avec elle ma puissance... ainsi que la méfiance de la troupe à mon égard.
Mais peu m'importait. J'avais Sohothin, et rien ne pouvait m'arrêter.
Je remportais bataille après bataille en mettant feu à ces fanatiques de la Légion de la Flamme aussi facilement qu'à du petit bois. Rytlock Brimstone était le Charr le plus craint du champ de bataille.
Mes supérieurs tentèrent bien de me contrôler, de me faire tomber, mais avec Sohothin en ma possession ? Personne n'y parviendrait plus jamais.
Ils étaient loin d'être ravis de la situation.
« Je devrais vous faire exécuter, vous le savez ? »
La façon dont les yeux et les dents de Porteruine brillaient dans cette pièce mal éclairée de la Citadelle Sanglante me marqua à jamais. Il prétendait que je ne suivais pas les ordres, que je mettais mes camarades charrs en danger. Que je me croyais meilleur que lui.
Je lui répondis que je réfléchissais aux ordres que l'on me donnait.
« Sur le champ de bataille ? ricana-t-il. Ce n'est pas le meilleur endroit pour gamberger. »
Parmi toutes les réponses possibles, je commis alors l'erreur de choisir celle-ci : « Seulement en cas de défaite, répliquai-je. Ce qui ne m'est pas encore arrivé. »
Porteruine se leva de son trône, et j'essayai de me faire plus grand. Plus digne.
« Si, en ce moment même. »
Je serrai les dents. Je savais ce qui allait se passer. Du moins, c'est ce que je croyais.
« Vous ne deviendrez pas gladium, dit Porteruine. Au lieu de cela, vous êtes promu. »
Perplexe, je lui affirmai pourtant que c'était un honneur. Une erreur de plus.
L'Imperator me tendit alors un lourd parchemin plié et scellé à la cire. « Vous allez rendre visite à chacune des légions, reprit-il. Peut-être votre présence saura-t-elle les... motiver afin qu'elles remportent d'aussi belles victoires que celles que vous nous avez offertes. »
Par pitié, faites-moi plutôt exécuter. Les autres légions ? Elles ne se battaient pas comme la Sanglante. Celle de Fer se recroquevillait derrière ses machines. Celle des Cendres se cachait dans les ténèbres. Mais il était inutile de tenter de le raisonner. Me savoir malheureux réjouissait Porteruine encore plus que de remporter des batailles.
Toutes mes victoires, tout le sang que j'avais versé au nom de ma légion... À cet instant, cela ne signifiait plus rien.
Je n'aurais jamais pensé me sentir aussi impuissant à nouveau.
(...)